Alinéas

 Texte de Jean-François Pocentek

 

Alors, il m'a pris la main…

La sienne était calleuse, sombre et rude, mais aussi avec un goût de sauvage et une odeur de linge fraîchement repassé.

Une main de semaine, une main du dimanche.

            Je ne sais pas refuser la main que l'on me tend, la route que l'on veut me montrer, la cicatrice que l'on veut m'exhiber.

            Je l'ai suivi.

            À l'entrée de la ligne, une femme était là, qui avait dans son panier des fleurs artificielles.

 

Camarade Cafetier.

 

            « Alors, comme ça, vous allez écrire sur le Cavalier? Drôle d’idée. Il n’y a personne là-dessus. »

            Pour celui qui marche, il y a toujours la rencontre, camarade cafetier. Et c’est ça que je voudrais te dire en ouvrant mon cahier.

            Le Cavalier est malin, imprévisible, déroutant. Voilà, c’est le mot. Souvent il me déroute, il fait dévier mes pas. Il n’est que traverse, il est ce chemin différent qui se joue de la ville, qui rigole en douce autour des axes officiels, parce qu’il sait qu’on ne le voit pas, parce que nous ne savons pas que lui nous voit.

            Se dérouter, accepter l’aventure du chemin sans balises, c’est aller vers l’autre, inconnu, dont on fera le compagnon de quelques instants. Pour lui voler son histoire. Je suis un voleur de bouts de vie. Mais comme je suis de cette terre, on m’a appris l’honnêteté. Alors, ces bouts volés, je te les rends, à toi camarade cafetier, à vous les hommes aux yeux humides, à vous les petites dames papotant entre Fresnes et Condé, à vous les à pied, à vous les à vélo, à vous dans vos jardins.

            Je suis comme le Cavalier, je ne fais que passer.

 

Notes de traverse. 1.

 

            Au long, il y avait un cours d’eau… Non… Un ruisseau… Isabelle y pêchait des épinoches… Valérie avait peur de leur arête, là, sur le dos… Les filles n’aimaient pas les grenouilles.

 

            Le Cavalier me ment. Il me moque. Tout le monde a cru qu’il voulait, comme on le lui commandait, transporter les hommes et les produits. Il s’en fout. Il se cache derrière la ville pour rire des gens sérieux et abriter les amoureux.

 

Ils marchent. Les yeux mouillés. Le vent froid et la peine. Ils allongent leurs corps dans des avancées inutiles, immobiles. Ils sont morts au monde du geste utile. Alors ils marchent. Comme nous, mon ami.

 

            Je lui prenais la main. Doucement. Juste ça. On se faisait des secrets. On pensait que le monde entier ne pouvait pas nous voir. Mais les gens parlent…

 La ligne. Comme un cordeau mouvant. Comme un canal d'acier.

            La ligne. Lignée. Lignage.

            Avec sa voix forte et son aïeul tombé au fond du puits, c'est à lui qu'appartient la voie.

 

            Aujourd'hui, ils ne craignent plus rien. Le maire, le curé, l'instituteur avouent leurs voyages ferroviaires clandestins. Ils gardaient l'argent du billet pour leurs menus plaisirs.

 

La petite fille.

 

            Une petite fille m'ouvre le chemin. Une petite fille qui doit avoir mon âge. Elle est assise devant moi, sur la moleskine d’un fauteuil de café. Parfois elle se lève pour servir ses clients, parfois elle a le temps de me parler. Elle me dit un autre bout du Cavalier.

 

            Moi, je suis de Somain. Et c’est à Aniche que j’ai connu le cavalier. Les parents ne le savaient pas, mais c’est là-bas que j’allais jouer avec mes frères. Mon père était mineur, il nous avait expliqué que le petit train faisait toutes les fosses du coin, qu’il allait de carreau en carreau pour ramasser le charbon. C’est marrant de penser qu’il passe maintenant tout près de moi, pas loin de notre café et que c’est un lieu de randonnée.

            Quand j’étais petite, c’était l’espace de nos jeux. Pour y accéder, on profitait des trous qu’il y avait dans les grands murs qui le protégeaient, et on chevauchait de grandes buttes de terre. Et puis, on suivait les rails jusque loin, on courait, on se cachait, on découvrait plein de choses. On en a fait des kilomètres. Mais on guettait l’heure parce qu’il ne s’agissait pas d’arriver en retard à la maison.

            On courait de traverse en traverse, en faisant des grands pas. On se faisait peur aussi, parce qu’on savait que le train pouvait passer. J’ai même connu les trains à vapeur. C’était l’occasion pour mes frères, qui étaient plus âgés que moi, de me flanquer la trouille. On montait sur les passerelles qui permettaient d’aller d’un côté de la voie à l’autre, et arrivés au milieu, les frères me retenaient pour que je prenne la vapeur dans la figure. J’avais une frayeur incroyable, mais aujourd’hui c’est un souvenir excellent.

Mon père descendait à la mine, mais pour nous, le Cavalier c’était le jeu, pas le travail. On y allait pour l’aventure, comme on peut la vivre à sept ou neuf ans.

Tiens, je me souviens de Marie-Suzanne, ma petite voisine, ma petite copine. Elle faisait partie de notre petite bande. Avec elle, on cherchait de beaux petits cailloux, on cueillait des fleurs pour les ramener à nos parents. Quand j’y repense, j’ai l’impression que j’ai toujours vécu avec des rails pas loin de chez moi.

Je n’y avais jamais repensé à ce Cavalier. Mais maintenant, j’aimerais bien y retourner.

 

Il y a toujours du danger à plonger en nostalgie. Et la petite fille sur la moleskine a dans le regard autant de joie que d’inquiétude. Elle me dit qu’elle ira, ici, sur le bout de Cavalier qui passe près de chez elle. Elle ira aux beaux jours, comme pour aller retrouver son enfance, ses après-midi complètes de mémoire.

Mais à Aniche, le Cavalier s’est égaré, il faut à ses visiteurs beaucoup de ténacité pour retrouver sa trace. Elle pense aux autres enfants, ceux d’aujourd’hui, qui n’auront pas sa chance.

Et puis le cavalier fait son œuvre, continue de montrer le chemin. Alors elle me parle du Père qu’on allait chercher à la remontée, des enfants tous grimpés sur sa mobylette, et du goût de ce pain passé par les entrailles de la terre, et qu’elle mangeait au petit-déjeuner des postes de nuit.

Je devrais peut-être lui raconter Isabelle, qui, petite, allait pêcher les épinoches dans le ruisseau qui longeait le Cavalier, lui dire que d’autres m’ont raconté sa propre histoire, lui dire qu’ils furent des milliers d’enfants à courir sur les rails.

Elle y retournera sur ses traverses. Puisse-t-elle habiller son âme d’un short et de sandalettes.

 

Les yeux mouillés.

 

J’ai quitté le café. Il me faut marcher. Et tout d’abord savoir où poser mes pas.

Le monsieur dans la rue me dit que je ne suis pas du bon côté, qu’il me faut être sur l’autre rive. Il me donne toutes les indications nécessaires, avec un œil qui s’interroge sur l’intérêt qu’on peut trouver à aller se balader sur ce chemin. Mais il est poli, il ne dit rien.

L’œil interrogateur, l’œil dubitatif, l’œil méfiant même, je le rencontre tout au long de ma quête de paroles. Ce n’est sans doute pas l’habitude de s’arrêter pour rien, pour les mots échangés. Et pourtant, il y a de la vie à dire.

Le premier que j’aborde a les yeux mouillés. Il a l’air ému. Il est comme le monsieur dans la rue, il veut me rendre service. Mais, il ne sait pas si nous sommes sur le Cavalier, il ignorait même le nom. Pour lui, c’est juste une ancienne voie ferrée où il se promène. Il ne va en nulle place. Juste, il se promène, avec ses yeux humides et un peu de désespérance de n’avoir rien d’autre à faire.

C’est ça. Ses yeux disent qu’il aimerait faire, qu’il aimerait que ses mains, son corps, soient attelés à une tâche. Il supporte difficilement sa propre promenade.

Alors, il me raconte les chiens sur le Cavalier. Il a bien vu, quand j’avançais vers lui, que j’avais deux méchants petits roquets attirés par mes mollets. Il veut me rassurer, me persuader que les gros chiens sont enfermés dans des jardins bien clôturés, que seuls quelques petits vagabonds inoffensifs divaguent sur le sable du chemin.

Et puis, il me quitte parce que quelqu’un d’autre arrive et qu’il est sûr qu’alors j’aurai mes renseignements.

Mais le deuxième est aussi un promeneur, qui m’ajoute simplement que le chemin, à son avis, peut-être, doit tourner vers Ledoux et le chevalement qu’il dresse vers le ciel.

De ces hommes qui se promènent, qui promènent leur corps inoccupé, j’en croise plus que je ne voudrais.

Un autre encore, avec les yeux humides. Je le pense retraité, mais il me détrompe. Il me dit qu’heureusement il a son chien. Que ce n’est pas facile d’avoir été licencié, il y a huit ans, quand il en avait cinquante. Qu’il n’a pas retrouvé de boulot, mais qu’il aimerait qu’au moins les jeunes en trouvent. Que son chien a besoin de se dépenser et que lui a besoin d’oublier. Alors il marche. Et le Cavalier l’accueille.

 

J’ai poussé jusqu’à ce chevalement que tout le monde me disait.

Ledoux, et un immense doigt tendu vers un ciel si bleu aujourd’hui.

J’ai perdu le Cavalier, il s’est égaré parmi ces étangs où se posent les cygnes, où crient les mouettes. C’est beau.

Ici, sous cette terrifiante carcasse de ferraille, je me souviens que le Cavalier servait au transport des hommes et des produits. Il n’y a plus d’hommes, il n’y a plus de produits. Le chevalement m’écrase. Me remontent à la gorge les images de la salle des pendus, des douches collectives. Des images qui se confondent avec celles d’autres lieux où se concentrait la souffrance des hommes.

Même les mouettes se sont tues. Le silence est total. Je ne sais plus, ici, si je marche sur hier ou aujourd’hui. J’ai perdu le Cavalier, j’ai perdu sa variante. Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient. Ici, le Cavalier est un fantôme qui débouche dans le vide et l’absence.

Moi aussi, j’ai les yeux mouillés.

 

Notes de traverse. 2.

 

            Elle a remis son short et ses sandalettes. Elle a soufflé sur son âme d’enfant. Elle court, elle a sept ans. Depuis quarante ans, elle a sept ans. J’embrasse ses couettes et son diadème de plastique rose. Elle me sourit. Il lui manque une dent.

 

            Faire de grands pas. Quatre traverses au moins… Marcher sur le rail. Si tu tombes à gauche, tu te maries dans l’année… Devenir, sur le booster, un gros frelon éclair. Les ménagères agitent leurs bras et hurlent leur frayeur…

 

            Tu sais, ça n’a pas changé. Si je ferme les yeux, c’est les mêmes bruits que lorsqu’on m’obligeait à faire la sieste dans ma chambre d’été. Les yeux fermés, je comprends tout.

 

            Au pied de la palissade, des canettes, des sachets, des paquets de sucré et de salé, des emballages de gomme à faire la bouche fraîche. Plus loin, sur le gravier blanc, la liste égarée des commissions.

 

Celui d'ici dira le nom du lieu, de l'être, du vivant, du détruit, avec la voix sûre. Il les nommera impérativement, avec la force de l'appartenance. Comme l'enfant dit le nom du père et la fiancée celui de l'homme qu'elle aime.

Celui qui passe ne saura jamais vraiment le nom des choses.

 

Dimanche matin.

 

Départ.

 

            Finalement, ce n’était pas une bonne idée.

            Jusqu’alors, j’avais toujours marché sur le Cavalier dans les jours de semaine, dans le temps de l’activité des hommes. Et puis je me suis dit que, peut-être, le dimanche, c’était différent. Qu’il y avait sans doute d’autres gens, d’autres regards, d’autres paroles. C’est vrai quoi, le dimanche, c’est quand même autre chose. Ça reste le jour du repos, du temps qui va moins vite, de la liberté presque.

            Mais, finalement, ce n’était pas une bonne idée. J’aurais simplement dû me souvenir de mon enfance, de ses dimanches sans fin.

 

Je suis parti d’une gare pour en rejoindre une autre. De la gare de départ, il ne restait que la pierre grise de deux bordures d’un quai disparu sous l’herbe.

Pour la mémoire des hommes, le café-tabac-PMU du coin s’appelle toujours le café de la gare. J’y suis entré. Allongé sur le seuil, un doberman regardait la vie d'un œil blasé. Je ne savais pas encore que cela allait être la journée des chiens.

Dans la salle, quatre hommes, installés chacun à une table, et le patron derrière son bar. Pas un mot. Ils ne se parlent pas. Chacun a les yeux comme s'il ne regardait qu'en lui-même. Un, tout de même, lit un journal. Et puis il crie au patron : "quatre-vingts euros sur le sept, dans la quatrième". Et puis, de nouveau, plus rien. Je me coule dans le silence. J'ai des gestes lents pour boire mon café, j'ai peur que le bruit de la pièce que je pose sur le comptoir ne vienne déchirer ce tableau figé. Je sors dans un souffle, heureux de ne pas avoir dérangé l'ordre du monde et son ennui dominical. Le chien semble apprécier mon savoir-vivre et m'accompagne du regard jusqu'au sentier crissant du Cavalier.

Il n'y a personne sur le sentier. Est-ce l'heure encore matinale de ce dimanche? Je n'entends que le bruit de mes semelles s'imprimant sur le gravier un peu humide. Même les oiseaux semblent silencieux, comme s'ils ne voulaient pas déranger la grasse matinée des riverains.

Personne dans les jardins. Personne dans les rues qui croisent le sentier. Comme un parfum de seul au monde. Je marche au milieu des volets baissés, des rideaux tirés, des portes closes, des outils abandonnés.

 

Et puis, le voilà qui arrive, me rendant l'espoir. Bermuda, maillot, casquette et chaussures, le tout kaki. Pas façon treillis et commando, non, plutôt uniforme de randonneur soucieux de se confondre avec l'environnement. Deux mètres avant de le croiser, je lui souris et le salue. Lui me marmonne un vague bonjour, fixe le bout de ses pieds et maintient son allure. Il n'a pas envie de parler, mais juste envie de marcher.

Les hommes sont-ils plus seuls le dimanche? Ce matin-là, il n'y avait personne pour répondre à mes questions.

Alors j'ai continué ma route, dans le souvenir revenu de tous ces dimanches d'ennui de l'enfance. Ces dimanches où l'on passait d'une pièce à l'autre, sans but, où l'on quittait la maison pour le bout de la rue, et le bout de la rue pour revenir à la maison.

 

Pays frontière.

 

            Le Cavalier est une ligne qui va d’un point à un autre. Faux. Illusion, plutôt. Le Cavalier fait ce qu’il veut.

            Je suis en un pays frontière et nous marchons côte à côte. Lui, il a l’accent de mon enfance passée près des douanes. Il ne prononce pas "huit" comme ceux d'ailleurs.

Sous nos pieds, du béton. Une longue bande. Et je sais que si j’y roulais plutôt que d’y marcher, j’entendrais le « tacam-tacam » des routes belges. À droite, une alternance de champs et de marais. À gauche, des bois. Un paysage mouvant, changeant, surprenant le marcheur de vingt pas en vingt pas.

Et puis les vernes, ces cours d’eau, héritage des Celtes, qui n’en font qu’à leur tête. On a essayé de les canaliser, mais du coup, les fontaines se sont taries sur les places pour ressurgir en geysers à distance de là, et les étangs voyagent.

Nous sommes ici chez des irréguliers et même le paysage n’est pas assuré.

C’est normal. Entre les deux buttes que l’on voit au loin, c’est le pays des fées. Elles gardent les marais, et le soir elles s’assemblent pour danser, sauter, tourner. Les hommes du pays, peut-être moins à plaindre qu’on ne croit, leur apportent leurs outils à réparer, et déposent de la nourriture en échange. Ici, on s’entend à merveille.

Aujourd’hui encore, les enfants ne courent pas au marais, avertis qu’ils sont de la présence des « buquants ». On ne sait pas vraiment ce que c’est, mais la crainte de l’inconnu suffit à préserver la jeunesse des dangers. Du moins quand elle y croit.

Celui qui marche à mes côtés en est encore à chercher son pays. Il l’a pourtant chevillé au corps. Mais il ne sait pas dire sa différence. Ou du moins, il ne sait pas la dire pour tous. Une seule certitude : son pays, il l'aime. Il saigne un peu de la voir perdre de sa vie, de sa force, de son espérance. Au pays des fées, il a l'âme plus Carabosse que Mélusine.

La frontière perd ici tout son sens. D’un côté comme de l’autre de cette ligne factice, nourrie de l’illusion des hommes, on parle une même langue, on a le même goût pour la bière, on a les mêmes vieux murs abandonnés. Les frontières séparent, or ici, tout se mélange, jusqu’à former un nouveau pays qui n’est pas encore nommé, entre terre de légende et terre de travail quotidien.

Quand le Cavalier a fait sa toilette avec l’espoir qu’on lui rende visite, les vieux du pays n’étaient pas forcément heureux. À quoi ça sert tout ça? Et puis par curiosité, ils sont venus faire un tour, discrètement, sans le dire. Ils revenaient sur des lieux de plaisir et de souffrance. Et puis il y avait cette image de l’inutilité d’aujourd’hui, des mains qui ne fabriquent plus. Pour eux, tout était ambigu. Souffrance du travail, souffrance de l’absence de travail. Y aura-t-il des moments simples et tranquilles.

 

En passant près d’un muret de béton, mon compagnon sourit. Un « tag » discret. Aujourd’hui, les jeunes passent ici.

 

Notes de traverse. 3.

 

            Avec mes vieilles jambes, le râteau, c’est seulement pour venir au bout du jardin. Je m’appuie dessus… Dans son sourire, avec ses cheveux de troène mal taillé, il regarde passer le monde.

 

            Dernière minute. Un homme est mort ici. Assassiné. Dans mon sac, j’ai mis mon cahier, mon crayon et ma gomme. Et de possibles bouts de tendre pour ceux qu’on a rendus imbéciles. J’y retourne. Viens avec…

 

            Et puis, tout ça, c’est des histoires. N’allez pas répéter mes bêtises. Je suis comme ça, je parle droit devant moi… Et il reprend sa route. Droit devant lui.

 

            Marcher. Le pas en suspension. Comme les points de l’écriture… Dans ces points, il y a tout le dit de ce que l’on ne sait dire.

 

            Une chaise. Et sur la chaise un homme. Deux chiens à ses pieds. Tout est vieux. Assis au bout de son dimanche, il regarde le dedans de lui-même, et ne semble pas s'effrayer.

 

            Rutilants, les plots inoxydables se lèvent et se baissent. Les enfants posent les pieds sur le crâne de ces sentinelles urbaines pour défier le dragon vert et pisser contre le vent.

 

Dame au fichu, gamin à casquette.

 

            Pas besoin de parcourir le globe pour se retourner l’œil, pour se dépayser. Ici, sur le Cavalier, en une centaine de mètres parcourus, on passe d’un monde à l’autre.

 

            Elle est là, au coin de sa maison qui vient écorner le chemin. Elle est là, partagée entre sa méfiance et son goût du bavardage. Ma mise la rassure, je le comprendrai plus tard. C’est vrai que je fais promeneur abordable.

            Je passe entre les traverses plantées dans le sol pour barrer le passage aux autos. La mienne, je l’ai garée là, près de sa maison. Elle a dû me voir arriver tout à l’heure et se demander ce que je pouvais bien aller fabriquer sur ce chemin, pour elle de promenade, et qu’on a placé sous le haut patronage d’une sainte.

            Je l’aborde en respectant le rituel de la discussion sur le temps. Oui, bien sûr, il fait du soleil, mais, vous savez, on a connu mieux. Vous me direz pas, le temps est quand même détraqué. Et je sens qu’elle pense que le monde l’est tout autant.

            Elle a sur la tête ce fichu noué à la polonaise, que les dames se mettent encore, parfois, pour faire le ménage, les poussières, pour faire son samedi.

            Oui, oui. C’est bien une ancienne voie ferrée. Mais non, non, je l’ai pas connue. Et puis, ils en ont fait le chemin que vous voyez là, près de chez nous. Y paraît que c’est bien pour les gens, le dimanche. Mais enfin, moi…

            Elle laisse un temps, ménageant son effet et s’assurant de mon attention. Et puis, elle jauge encore si elle peut me dire. Ça la démange beaucoup, mais enfin, je reste un étranger. On ne sait pas d’où je viens. Et si jamais, je travaillais dans les bureaux. Des fois… Une parole lâchée… Comme ça, au coin de la maison… On ne peut pas savoir.

            Enfin, pour moi, c’était pas une bonne idée… Ils auraient mieux fait de rien faire du tout. Vous voyez, Monsieur, maintenant, on n’est plus tranquilles. Enfin, tant que c’est des gens comme vous, qui se promènent, qui s’intéressent, ça va bien sûr. Je dis pas ça pour vous. Mais faut voir… Ici, le soir… Même dans la journée…

            Son visage devient grave au point que j’imagine le pire. Le Cavalier a-t-il retrouvé l’air sournois et malin des chemins de contrebande d’autrefois, où douaniers et passeurs échangent des coups de feu? Est-il devenu le lieu de pratiques sataniques, avec égorgement de vierges sur des traverses empilées?

            Non. L’effroi de ma petite dame est nourri de quotidien, de banal. Et pourtant, c’est une vraie douleur, profonde, lourde à porter, qu’elle a dans les yeux.

            Vous savez, Monsieur. Je supporte plus leur musique. Leur boum-boum. Ils mettent ça à fond. Ça me tape sur le cœur, ça me tape sur les nerfs. Ça me rend folle. Pourtant, ici, avant, c’était calme.

            Je lui ai donné un sourire. Je n’avais pas grand-chose d’autre pour la réconforter un instant. Et j’ai repris la voiture pour remonter l’impasse.

 

            Cent mètres plus loin, ils étaient quatre à venir vers moi. Une jeune demoiselle sur son vélo, l’air un peu fermé et pourtant la bouche toujours ouverte; et trois jeunes gars, image en marche de la France plurielle, black, blanc, beur.

- Bonjour, je peux vous demander un petit renseignement?

- Ben ouais, M’sieur.

Et je sors ma question alibi, ma question pour faire dire aux gens, pour les brancher Cavalier

- Oh ouais, M’sieur. Mais ça fait longtemps que ça fonctionne plus. C’est juste un chemin maintenant.

            Celui qui me parle regarde ses copains avant chaque réponse, comme pour leur demander leur accord. Il a des dents mal rangées qui ne l’empêchent pas de s’adresser à moi avec un sourire rayonnant. Tous les quatre sourient largement d’ailleurs. C’est peut-être pour ça que la gamine garde la bouche ouverte, pour faire de la place au sourire quand elle parle au monde.

- Alors, bonne promenade et bonne après-midi.

- À vous aussi, M’sieur. Hé, M’sieur, vraiment bonne après-midi, parce que vous êtes gentil. C’est rare les gens qui nous parlent gentil comme vous faites.

 

            Je me dis, dans la voiture, que si je raconte ça comme ça, en collant au réel, en rapportant juste les faits, personne ne va me croire. On me dira que je fais l’écrivain, que ce n’est pas possible ces coïncidences, que le monde ne marche pas comme ça.

            Alors je prends ma décision. Jamais, je ne raconterai ma dame au fichu et mes jeunes à casquettes. Parce que je ne veux pas faire de littérature.

 

Marcel

 

            Il a une casquette bleue, délavée, et le nom d'une usine sur la pochette de sa veste de travail.

            - Et oui, mon gars, c'est comme ça. Y'a trente ans, on te déboulonne tout ça, pour le reboulonner aujourd'hui. Tu m'diras, faire et défaire, c'est toujours travailler.

            J'ai déjà traversé, avec le Cavalier, des pays d'incertitudes, des contrées de doutes où les femmes et les hommes ne s'aventurent pas à prédire l'avenir. De toute façon, ça porte malheur, et puis, personne ne sait demain.

            Ici, avec Marcel pour guide, j'entre dans la région des turbulences, un territoire où l'on sait un peu plus qu'ailleurs qu'il va se passer quelque chose, mais où la nouveauté conserve des contours flous, et forcément inquiétants comme tout changement annoncé.

- On sait ce qu'on perd, tu sais pas ce que tu gagnes.

Marcel, c'est les pages roses arrachées du Petit Larousse. Toujours à la bouche, la phrase qui te résume le monde comme il va.

Le grand neuf, la chose qui va arriver, le truc qui va nous faire du tout bon ou du vraiment mauvais, chacun sa vision des choses, c’est le tramway.

- T’as peut-être pas connu ça, mon gars. Mais moi, ça remonte à une paye maintenant, je l’ai pris moi, le tramway. Et même qu’il était jaune, notre tramway dans le coin.

Il me raconte comment il courait pour sauter sur l’arrière du tram qui restait ouvert à tous vents, comment étaient les billets, leurs couleurs et comment il glissait le sien dans son alliance pour ne pas le perdre. Il part d’un gros rire, un peu fini en quinte de toux, quand il se souvient de comment on se cassait la gueule quand le pneu du vélo ripait sur ces putains de rails.

- Je sais pas si on rigolera autant avec ce qu’ils nous préparent. Mais de toute façon… On sait pas ce qu’ils nous préparent. Et puis, celui à qui ça arrive, et bein… il l’a pour lui.

Son regard se fait grave quand il me dit que lui, le tramway, il est pour. D’abord, ça fera du boulot pour pas mal de monde. T’imagines le chantier?

- Alors, bien sûr, t’en as qui râlent. Surtout ceux qui ont des voitures d’ailleurs. S’en foutent ceux-là. Mais les jeunes du coin, ça va pouvoir y aller. S’ils sont pas trop fainéants, ils trouveront bien une brouette à pousser et une pelle à soulever. Tu vois pas le chantier? Et puis dans les usines, ça va construire. Moi, le métal je connais. J’ai fait toute ma carrière dedans. Ça, c’est des beaux chantiers.

Ses yeux sourient. Il se revoit à l’établi. Il imagine des cohortes de jeunes et de moins jeunes en train de bosser, au lieu de tourner comme des mouches dans un bocal. Il a envie de ça, Marcel. D’un monde qui travaille et qui en tire du bonheur.

- Bah! Faut peut-être pas rêver non plus. Au pays des promesses, on meurt de faim… L’espoir fait vivre, mais l’attente fait mourir…

Avec ses rafales de dictons et proverbes, Marcel, pour cet après-midi, c’est ma voix du peuple. Il ne sait pas l’avenir et pour se rassurer, il répète les paroles de ses pères, entre gravité et sourire. Parce que l’avenir, son avenir, celui de ses gamins, et des gamins de ses gamins, il est là aussi, entre gravité et sourire.

- Tu m’diras, moi, je m’en fous. Je suis pensionné. Y’a longtemps que ma carrière est faite. Mais, je peux pas dire : après moi, les mouches. Faut penser aux jeunes. C’est pour eux que c’est dur. Moi, les miens de gamins, il y a longtemps qu’ils sont partis. Un en Savoie, l’autre en Gironde. Tous les deux dans les Postes. Moins cons que leur père, je te le dis. Ils ont des tiots, aussi. Ils ne viennent pas souvent. Et moi, l’été, j’ai le jardin, ici. C’est plus à leur mère qu’ils manquent…

Tu as raison, Marcel, c’est toujours plus aux femmes qu’aux hommes que les petits en allés font défaut. Du moins, nous les hommes, on le croit et on le dit bien fort. Mais enfin, si tes gamins avaient trouvé du boulot ici, tu n’aurais pas été mécontent.

 

Et puis, on est allés boire un coup. Tu avais parfois le regard dans le vague, et je ne savais pas si tu étais parti en nostalgie ou en projet. Peut-être voyais-tu le tramway te ramener toute la famille partie au loin.

Tu m’as demandé :

            - Tu repasses dans le coin quand ils auront commencé les travaux?

            - Je ne crois pas, Marcel. Enfin, peut-être à l’occasion.

- Tu crois qu’ils seront de quelle couleur les tickets?

Aucune idée.

- On est cons. Ça sera des trucs magnétiques… Une carte à puce ou un bidule dans le genre. Le progrès, mon gars, le progrès. On a l’avenir devant nous, mais l’avenir, c’est du passé en préparation. Allez, à dans trente ans. Y seront peut-être en train de redéboulonner pour nous installer des navettes spatiales.

 

Notes de traverse. 4.

 

            Quand la petite est née, on a eu peur. Elle n’était pas bien grande, pas bien grosse, pas bien forte. C’est ici, sur le gravier, que je tenais la selle du petit vélo, quand elle apprenait. C’était gai…

 

Entre les deux buttes que l’on voit au loin, c’est le pays des fées. Elles gardent les marais, et le soir elles s’assemblent pour danser, sauter, tourner. Les hommes du pays, peut-être moins à plaindre qu’on ne croit, leur apportent leurs outils à réparer, et déposent de la nourriture en échange. Ici, on s’entend à merveille.

 

            La frontière est cette ligne factice nourrie de l’illusion de ceux qui ne vivent pas ici. On parle une même langue, on boit les mêmes bières, on chante les mêmes requiems. Je suis d’un pays, pas encore nommé, entre légende et quotidien.

 

            Anna est morte. Elle aurait aimé cultiver ce bout de jardin, accolé aux rails, palissé de traverses. Elle aurait aimé cultiver tous les jardins du monde. Anna, je t’aime. Tu es absente.

 

            À gauche, la maison d'usine. À droite, la maison de mine. Au milieu, la ligne. Marie, prête-moi un verre d'huile. Je te le rendrai à la quinzaine.

 

 Dimanche matin.

 

Arrivée.

 

            La gare qui m'attendait à l'arrivée de ce dimanche de langueur n'était pas plus présente que celle de mon départ. Elle n'était plus qu'une vaste étendue d'herbe, attendant d'être fauchée. Je ne fus pas surpris parce que les hommes aux chiens m'avaient prévenu.

            Les hommes aux chiens. Dans les dernières distances qui m'approchaient du but, je n'avais rencontré que des hommes et des chiens. C'était à croire qu'une nouvelle religion était née au monde, et que son rite premier consistait à promener le chien dans l'aube du dimanche, le jour instauré pour rendre hommage aux dieux.

            Le premier, celui aux chiens corniauds blancs de vieillesse, me dit que je ne pouvais pas me tromper, que j'avais juste à suivre les rails et que, forcément, au bout, je trouverai l'ancienne gare. Enfin du moins, son emplacement. Parce que, vous comprenez, dans une ville, on ne peut pas tout faire, il faut choisir. Et puis ici, on n'est plus riches comme dans le temps.

            Le deuxième, celui au chien avec une tête de ballon de rugby, était plus nostalgique. Vous voyez, au coin, il y avait une maison, une petite construction, où on vendait les billets. Bien sûr, les bâtiments tenaient encore debout, mais il n'y avait plus d'entretien et puis… vous savez comment sont les gens. Non, c'était mieux d'abattre. Et puis, il va y avoir le tramway.

Il voudrait m'en dire plus, mais son chien ne semble pas d'accord et l'entraîne avec force.

Parti d'une gare fantôme, j'arrive dans une gare absente. Drôle de voyage pour ce dimanche matin. Alors, je me déroute un peu, et je pénètre dans un vaste enclos où dorment d'autres fantômes.

Il y a de tout. De grosses machines silencieuses porteuses d'engins de levage. De toutes petites mécaniques avec des noms de demoiselle peints sur leurs flancs. Il y a de la rouille et des souvenirs de peinture sur le métal des locos. Et puis, un homme s'avance qui, en ce matin de dimanche, en ce matin de repose, mange sa tartine près des trains abandonnés pour un temps.

Je fais mallette, me dit-il, et il sourit. Il faut venir un autre jour, le samedi, c'est animé. Oui, mais moi, j'ai choisi de sentir la vie un dimanche, camarade gardien.

Sur la porte qui cache le monde à ces trains qui l'ont trop parcouru, sur la porte qui veut s'ouvrir au visiteur, sur cette porte de métal, on a écrit le mot futur.

 

Le monsieur aux vieux chiens est assis au bout de son coron. Il est dans le silence du dimanche matin. Ses chiens n'aboient plus. Il a tourné le dos au Cavalier. Il ne lit pas, il n'écoute pas la radio, il se tait. Il attend. Il a des allures de machine haut le pied, en bout de quai.

 

Notes de traverse. 5.

 

Ils sont tous là. Le Cavalier est des Milliers. Quotidiens inouïs.

Voir, toucher, entendre, goûter, sentir tout ce que l’on ne sait pas, ne sait plus.

Somain. Péruwelz. Terminus inachevés. Faux départs. Arrivées sans but.

Je le traverse. Il me traverse.

C'est une longue conversation.

J’aimerais des mots noirs et blancs. Entre noir et blanc.

Des mots entre la pluie qui ment le paysage et le froid soleil d’un printemps qui le fait espérer…

 

            Je marche lentement dans l’urgence. Vous savez, pour demain, on ne sait pas. Peut-être qu’on va décider sans nous. C’est rien. C’est l’habitude.

 

            La tannerie ne noircit plus la Verne. Le chevalement dresse son doigt mort vers le ciel. Plus d’hommes, plus de produits. Le Cavalier s’égare. Il n’est plus, ici, qu’un fantôme débouchant dans le vide et l’absence.

 

            Je marche pour le plaisir. Pour la rosée, la gorge rouge de l’oiseau, pour éviter le scarabée dans le chemin, pour la musique que les mots font dans ma tête. Je ne marche pas pour aller. Je marche.

 

            Les gens oublient que lorsque l'on marche à la file, il ne faut jamais lâcher la branche écartée sans s'être retourné pour vérifier que l'on n'est pas suivi.

 

            À force de faire les mêmes choses, de marcher les mêmes pas, de me moucher toujours au même endroit, je suis sûr que le sentier se souvient de moi.

            Je vais lui manquer quand ma vieille m'aura enterré.

 

Bout de jardin.

 

            Ne va pas plus loin que le bout du jardin. La voix de nos pères résonne dans mon corps.

            Ce bout, j’y suis.

            Pour l’ultime, le Cavalier me perd. Je perds sa ligne, ou alors trop de chemins se dessinent. À droite, à gauche, devant, derrière.

Derrière? Est-ce possible? Rebrousser chemin, remonter la voie, rembobiner l’histoire. Peut-on refaire ce que l’on a défait?

 

            Je ne sais plus. Je ne sais même pas savoir. Je suis planté là, en nulle place, dans le vide et l’absence. J’ai perdu le sens.

 

            La terre m’aspire. Mes pieds prennent racine dans la mémoire et le projet des hommes. Mon corps prend des dimensions insoupçonnées, mes oreilles entendent l’inouï, mon cœur devient magma.

Je me fonde sur ces quelques carrés de terre brunâtre.

            Je deviens schiste et herbe verte.

            Je suis des milliers.

Je suis les yeux mouillés des hommes aux bras ballants.

Je suis la jeune veuve, grosse de l’enfant d’un homme mort.

Je suis le sourire d’une gamine courant sur sa jeunesse. Je suis sa dent cariée, sa sandale défaite et le nœud dans ses cheveux.

Je suis l’amante et l’amant, abrités par les sureaux et l’églantine. Je suis le baiser discret qu’ils se donnent.

Je suis la laisse du chien et le cou étranglé.

Je suis une casquette, un bleu de travail, un fichu, une veste trop courte, une chaussure faite pour la course.

Je suis le vieux malheur des hommes, leur plaisir et leur rage.

Je suis nu aussi. Dépouillé de mes rêves, couvert de mes illusions.

Je suis la tasse offerte, la cannette vide, le paquet déchiré.

Je suis le gravillon, la planche et la traverse. La route ouverte et le monde clos.

 

Je suis l’homme et le produit de l’homme.

Je suis des milliers.

Et je ne bouge plus. Le mouvement est arrêté.

 

Mais il me faut, moi, repartir. Trouver d’autres chemins.

 

Poussez-moi. Tirez-moi. Menez-moi à hue et à dia. Soufflez dans mes poumons. Hurlez dans ma tête. Lavez mes yeux, caressez mes oreilles, frottez-moi les jambes.

 

Parlez-moi avec douceur. Dites-moi d’autres mondes, d’autres routes, d’autres lignes.

 

Je suis le Cavalier.

Je suis des milliers.

Je suis seul.

La route s’ouvrira au nord de mon désir.